par Fernand van Horen (dessinateur Horn)
Dans la pénombre des baraques, les formes humaines vont et viennent, se croisent, toutes semblables, les crânes tondus marqués par le reflet d'une pauvre lumière tombant du plafond. Ce 24 décembre 1943, tous ce monde est joyeux. Les bons "Fridolins" veulent donner aux détenus une preuve de leur magnanimité. L'heure du couvre-feu est fixée à 1h du matin, afin que tous puissent fêter dignement Noël.
Une heure après l'appel, comme sous l'effet d'une baguette magique, la baraque présentait un aspect féerique. Le mot n'est pas trop fort; les murs sales, les tables mal équarries, les cassettes sombres avaient disparu sous les guirlandes de fleurs multicolores, des napperons, des rideaux.
Tout le monde y avait contribué; le magistrat, le menuisier, le colonel, le camionneur, le chanoine comme le débardeur. Pour ces hommes, issus de milieux si différents, mais ici, tous semblables, également hâves, décharnés, tondus, loqueteux et pouilleux, l'illusion est tellement forte qu'ils en oublient que ces ornements ont été confectionnés par eux à l'aide du papier de vieux condensateurs entassés dans un coin reculé du camp. ces fleurs sont naturelles et viennent de chez eux, là-bas, par delà le Rhin.
L'ornement principal d'une des tables est un petit bonhomme Noël encapuchonné et hilare, la truffe rouge émergeant d'une touffe de chanvres.
La soirée bat son plein; l'on entonne des chants de Noël, des chants de liberté et de victoire.
Hissé sur un socle, le petit Père Noël participe à la fête. Le chant des prisonniers des tourbières, repris en choeur se termine, hurlé à plein poumons: "... mais notre jour approche, on les aura, les Boches!" et la petite poupée, secouée par les coups de poings assenés sur la table, opine du chef en levant le pouce de la main droite tandis que son bras gauche brandit un écriteau annonçant "ils sont foutus!".
Les estomacs sonnent creux mais nul n'en a cure. Une clameur retentit, minuit vient d'être annoncé par le chef de baraque qui possède un réveil. Voici Noël, le dernier Noël en captivité!
Esterwegen, perdu dans d'immenses étendues désolées de marais et de tourbières, visité seulement par des nuées croassantes de corneilles, Esterwegen que l'on ne quitte que pour le couperet de la guillotine ou les pourrissoirs des SS, vibre pour quelques heures sous un immense souffle d'espoir.
Hélas, à ce Noël s'en ajouteront encore deux autres qui chacun semblait devoir être le dernier.
Dans la journée du lendemain, les gardiens allemands ne purent cacher leur admiration devant l'ingéniosité déployée par les Belges. En effet, la comparaison avec les baraques des prisonniers politiques allemands, de l'autre côté des barbelés, n'était pas à l'avantage de la race des seigneurs.
Ils en conçurent également beaucoup de dépit, car le pauvre Père Noël, retrouvé au fond d'une cassette, au cours d'une fouille, fut impitoyablement jeté en pâture aux flammes d'un feu de tourbe.
Le camp d'Esterwegen fut évacué peu de temps après. Ses occupants, expédiés dans différents endroits où les jours ne représentent qu'une lutte sans trêve contre la mort, et d'où l'on ne revient que par miracle.
Ceux qui ont la chance de pouvoir encore raconter leurs impressions à ce sujet, songeront avec émotions à cette nuit d'Esterwegen, nuit d'espérance, qui restera pour eux un de leur plus beaux Noëls.