par Geoffroy de Clercq, survivant de Buchenwald et Wansleben (matricule 31.279),
et Président de l'Amicale de Wansleben, La Raudière, 86190 Béruges, France.
Tél. 33 05 49 53 32 18. Fax 33 05 49 53 21 56.
J'avais 22 ans. Depuis 18 mois hélas, je traînais en camp de concentration. Arrivé en effet à Buchenwald peu avant la Toussaint 1943, j'y était resté 6 longs mois pendant lesquels j'avais fait preuve d'un esprit de rébellion pour les travaux d'"entwasserung", les kommandos "Pelle et Pioche".
J'étais devenu en mars-avril 1944 un spécialiste de faux billets de "schonung" (bloc de repos), qui me permettaient de redescendre de la place d'appel pour passer clandestinement la journée au bloc 26 à apprendre l'allemand ou à faire quelques corvées.
Mais tout a une fin, et un jour, après une bonne bastonnade, on m'expédia au kommando de Wansleben, petite ville située entre Eisleben et Halle, en Saxe.
Devenu par la force des choses mineur de fond affecté à la foreuse électrique, j'ai pendant un an, avec mes camarades, creusé dans le sel d'immenses salles et de longues galeries à 400m sous terre. Une fois terminées, ces salles recevaient des machines-outils où d'autres déportés fabriquaient des pièces de moteurs d'avion.
Le 12 avril 1945, devant l'avance des Alliés, les SS décidèrent d'évacuer le camp vers l'est. Notre colonne quitta Wansleben vers 17 heures, en rang par cinq, en traînant le pas, car nous n'étions guère vaillants. Dès huit heures du soir, des coups de feu provenant de l'arrière de la colonne nous intriguèrent. On sut très vite que les SS abattaient d'une balle dans la nuque les traînards incapables de suivre, les plus âgés, les malades.
Je me sentais incapable de marcher des jours et des nuits, faible et sous-alimenté comme je l'étais. Aussi, ma résolution de quitter la colonne dès que l'occasion se présentait fut vite prise.
Lors de la traversée d'un village, je me jetai dans le couloir d'un immeuble. Deux camarades vinrent m'y chercher car la sentinelle m'avait vu. C'est à la faveur de la nuit, vers neuf ou dix heures du soir que je pus quitter la colonne, franchir le fossé de la route d'un bond et m'enfoncer à quatre pattes dans les cultures déjà assez hautes. Quelques coups de feu ne m'atteignirent pas; je me blottis le coeur battant dans une haie: rien, pas de poursuivant, pas de chien, j'étais libre! Je respirai un grand coup et me dirigeai vaguement vers l'ouest, espérant tomber sur les avant-gardes des Alliés, mais c'est autre chose que j'allais rencontrer.
Epuisé, je passai la nuit dans un bois, tant bien que mal. A l'aube du vendredi 13 avril, je continuai à me traîner vers l'ouest en suivant, grave erreur, un chemin de terre qui débouchait sur une petite route. A un tournant, je me retrouvai face à un groupe de militaires qui se repliaient sans ordre vers le centre de l'Allemagne. Je me fis tout petit, et je m'apprêtai à les croiser en les saluant poliment quand un gradé m'apostropha: Qui es-tu? D'où viens-tu? Où vas-tu? Je lui répondis dans mon allemand trébuchant que, trop malade, je n'avais pas pu suivre la colonne d'évacuation de notre kommando et que je rentrais au camp où avaient été laissés les intransportables. Avec stupeur, je découvris qu'il s'agissait d'un détachement de SS, portant le macaron à tête de mort que la coiffure.
Mon interlocuteur demanda à son supérieur: Qu'est qu'on en fait? Et l'officier répondit "Erschiesen sie ihn", c'est-à-dire, et je le compris fort bien, "Fusillez-le!". Un SS me fit agenouiller dans le fossé, dos à la troupe. J'avais eu le temps de remarquer son arme: un mousqueton de cavalerie française modèle 1916 et je me dis que c'était bête de mourir d'une balle française. Il tira un premier coup qui me frôla sans me toucher vraiment. Je tombais en avant, face contre terre et fis le mort. J'eus à peine le temps de faire une courte prière: "Mon Dieu, accueillez-moi dans votre Paradis", qu'un bruit assourdissant résonna dans ma tête, le coup de grâce venait de me tuer. Le groupe de SS reprit son chemin, me laissant immobile, ensanglanté, inanimé.
Au bout de quelques minutes, je bougeai les doigts et sentis l'herbe mouillée de rosée, j'ouvris les yeux: je n'étais pas encore mort! Un coup d'oeil derrière moi, il n'y avait plus personne. Après une courte action de grâce ou je remerciais le Seigneur d'avoir légèrement détourné le canon du fusil, j'explorai les dégâts: j'avais une blessure sous l'oreille gauche et une plaie au maxillaire gauche, et je saignais abondamment. Comprenant qu'il était dangereux de rester là plus longtemps, je m'enfonçais dans les champs. Alors que je me reposai dans une meule de foin avec un déporté de rencontre, lui aussi évadé, un paysan nous découvrit et nous chassa, menaçant de prévenir le Vopos (police populaire). Heureusement, il n'en fit rien. Dans la soirée, nous atteignîmes une localité. En cherchant à la contourner, nous nous aperçûmes que c'était Wansleben. Conscient des dangers que nous courrions dans la campagne, nous nous sommes glissés avec précaution dans les rues désertes et avons rejoint notre ancien camp et les intransportables. Les plus valides avaient pillé la cuisine et une bonne soupe blanche nous réconforta.
Le lendemain, rien, sinon le bruit du canon qui se rapprochait lentement. Le surlendemain, libération du camp par un détachement de l'armée américaine qui ne resta que quelques minutes et nous conseilla d'aller chez l'habitant. C'est ce que je fis et je restai jusqu'à fin mai chez une brave épicière où je repris du poids car je ne pesai que quarante kilos à peine lors de l'évasion. Ma blessure, soignée par une infirmière du village (qui garde toute ma reconnaissance), guérit vite.
Fin mai, nous embarquâmes, nous les rescapés de Wansleben, dans un train de marchandise à Halle, et sept jours plus tard, nous arrivâmes à Lunéville. C'était le 31 mai 1945, le jour de mon vingt-quatrième anniversaire.
Le cauchemar était fini.
Une carrière militaire m'attendait.
Geoffroy de Clercq