"... Une odeur immonde flottait autour de moi alors que hommes et jeunes gens tentaient de me toucher. Ils étaient habillés de loques ou de restes d'uniformes. La mort marquait déjà nombre d'entre eux, mais on pouvait lire leur joie dans leur regard. J'ai regardé au loin, par delà cette pitoyable masse humaine, et ai vu les champs où des paysans allemands bien nourris labouraient...
J'ai demandé à voir une des baraques. Elle se révéla être occupée par des tchécoslovaques. Aussitôt entré, les survivants se pressèrent autour de moi et essayèrent de me porter sur leurs épaules. Mais ils étaient bien trop faibles pour pouvoir me soulever. Un grand nombre d'entre eux ne pouvaient même pas quitter leur paillasse. On m'a dit que cette baraque avait un moment abrité 80 chevaux. Il y avait à présent 1200 hommes entassés ici, cinq hommes par lit. L'odeur qui régnait dans la baraque était au delà de toute description.
Ils ont appelé le docteur responsable de cette baraque. Nous avons inspecté ses rapports médicaux. Il n'y avait que des noms dans ce petit cahier noir - rien de plus - aucune indication à propos des gens qui étaient ici, de ce qui avait été fait ou de ce qui devait être fait. A côté des morts, il y avait une croix. Je les ai comptées. Il y avait un total de 242 croix - 242 morts sur 1200 hommes, et cela sur une période d'un mois seulement.
Alors que nous sortions pour atteindre la cour, un homme s'est effondré, mort. Deux autres, ils devaient avoir dans les 60 ans, se traînaient vers les latrines. J'ai vu les latrines. Je ne les décrirai pas...
Dans une autre partie du camp, on m'a montré des enfants, des centaines d'enfants. Certains avaient à peine 6 ans. L'un d'entre eux a relevé sa manche et m'a montré son numéro matricule. Il était tatoué sur son bras: B-6030. Les autres m'ont également montré leur tatouage. Ils le porteront jusqu'à leur mort. Un homme plus âgé qui était près de moi m'a dit "Les enfants sont des ennemis de l'état!". Je les regardais et je pouvait voir leurs côtes au travers de leur fines chemises.
Nous nous sommes rendus à l'hôpital. Il était bondé. Le médecin m'a dit que 200 hommes étaient morts la veille. Je lui ai demandé quelles étaient les causes de décès. Il a haussé les épaules et a dit: "tuberculose, sous alimentation aggravée, épuisement, et puis il y en a beaucoup qui n'ont tout simplement plus l'envie de vivre. C'est très difficile." Il a soulevé une couverture et a découvert les pieds d'un homme, juste pour me montrer à quel point ils étaient gonflés. L'homme était mort. La plupart des patients étaient incapables de bouger.
J'ai demandé à voir les cuisines. Tout était propre. L'allemand qui en était responsable m'a montré les rations journalières. Une tranche de pain brun épaisse comme un pouce, avec un couche de margarine grosse comme trois tablettes de chewing gum. Avec un peu de confiture, c'était tout ce que les prisonniers recevaient pour 24 heures. L'allemand avait un tableau comptable accroché au mur. Cela semblait incroyablement compliqué. Il y avait partout des petites punaises rouges. L'allemand m'a expliqué que chaque punaise représentait 10 morts. Il devait compter les rations à distribuer et m'a dit "nous étions très efficace ici".
Nous avons continué jusqu'à une petite cour. Le mur était adjacent à ce qui semblait être une écurie ou un garage. Nous y sommes entrés. Le sol était fait de béton. Il y avait deux rangées de corps, empilés comme des bûches. Les corps étaient très maigres et incroyablement blancs. Certains cadavres étaient terriblement décomposés, malgré le fait qu'il n'y avait pas beaucoup de chair sur les os. Certains de ces hommes avaient été tués d'une balle dans la tête mais ils ne saignaient presque pas.
Je suis arrivé à la conclusion qu'il y avait plus de 500 hommes et garçons entassés ici en deux rangées. Il y avait aussi une charrette qui devait contenir peut-être 50 corps, mais à vrai dire il était impossible de les compter. Il est apparu que tous ces hommes n'avaient pas été exécutés: ils étaient simplement morts de faim.
Mais en fait la cause de ces décès n'a aucune importance. Des meurtres ont été commis à Buchenwald. Dieu seul sait combien d'hommes et de garçons sont morts ici au cours des 12 dernières années. Jeudi, on m'a dit qu'il y avait plus de 12000 hommes dans le camp. Ils avaient été plus de 60000 à certains moments. Que sont devenus tous ces gens?
Je prie Dieu pour que vous croyiez ce que je vous ai dit à propos de Buchenwald. J'ai décris ce que j'ai vu et entendu, et cela ne représente qu'une infîme partie de tout ce que j'y ai vu. Pour beaucoup de choses, il n'existe pas de mots adéquats.
Si je vous ai choqué durant cette description de Buchenwald, j'en suis profondément désolé..."
Edward R. Murrow - 16 avril 1945.