par Harry Herder Jr.
Il y a cinquante ans, j'ai vécu une expérience que je n'ai plus jamais été capable d'effacer de mon esprit. Cela reste en moi, avec des intensités variables bien sûr, mais c'est toujours présent. Souvent, et surtout au printemps, un simple fait anodin me replonge dans ces souvenirs. Le degré d'immersion varie d'année en année mais il ne diminue pas avec le temps. J'ai remarqué - mais je ne l'explique pas - que cela se passait presque toujours au printemps. Cette année, j'ai décidé d'écrire ces souvenirs sur papier, tous mes souvenirs, ou du moins ceux dont je me souviens. J'espère enfin pouvoir crever cet abcès. Je n'espère pas une purge complète - ce serait trop beau - mais si seulement cela pouvait enfouir ces souvenirs dans l'oubli, où tout au moins les rendre moins vivants, cela serait déjà bien assez.
Nous sommes ce que nous sommes, nous avons vu ce que nous avons vu et nos souvenirs sont ce qu'ils sont. Qu'il en soit ainsi. Voici donc mes souvenirs. J'en ai assez de ressentir ce que je ressens et je vais à présent essayer de me soulager. Et pour cela, je vais vous utiliser, vous le lecteur. Je dois me libérer de tout cela et, si quelqu'un lit ce texte, je me libérerai sur lui. Je m'en excuse et vous demande votre compréhension.
Ce que je vais décrire s'est passé le 11 avril 1945. Ce que nous avions découvert jusque là nous semblait déjà incroyable, mais nous allions en découvrir bien plus plus tard. En tant que caporal dans l'armée U.S., je n'avais aucun moyen de savoir d'où venais l'ordre qui nous fit vivre tout cela. En fait, lorsque cela a commencé, aucun d'entre nous ne pouvais savoir où nous allions et ce que nous allions y faire. Nous étions sur un tank. Je me souviens que nous avons traversé de charmantes vallées, avec des arbres sur un côté. Je me souviens que le tank a violemment tourné à gauche, tellement violemment que nous avons du nous agripper pour ne pas tomber. A peine avions nous retrouvé notre équilibre que nous étions arrivés. Il y avait une haute enceinte de fils barbelés. Un sentier longeait l'enceinte et le long de ce sentier, tout les 6 ou 7 mètres, il y avait des miradors. Au delà de l'enceinte, à environ 7 ou 8 mètres, il y avait encore d'autres barrières de fil barbelé, moins hautes toutefois. Les fils barbelés étaient extrêmement serrés, tellement serrés que personne n'aurait jamais pu les traverser. Nos tanks ralentirent mais ne s'arrêtèrent pas et passèrent lentement à travers l'enceinte. Ceux d'entre nous qui étaient sur les tanks se protégèrent en se mettant derrière la tourelle, tandis que les véhicules blindés chargeaient. C'est en passant la première enceinte que nous nous fîmes une première idée de ce que nous allions affronter dans les heures et les jours qui allaient suivre.
Nous avions enfoncé les enceintes barbelées en roulant assez rapidement, et de ce fait je ne me souviens pas si c'était la première, la deuxième ou la troisième enceinte qui était électrifiée. Quoi qu'il en soit, au moins une de ces enceinte l'était. Nous avons passé les enceintes et avons roulé sur un sol humide et boueux. Un peu plus loin, nous avons légèrement tourné vers la gauche et on a grimpé une petite colline entourée de bâtiments. Les bâtiments étaient situés à environ 100 ou 200 mètre de nous mais il ne fallu pas beaucoup de temps à nos tanks pour parcourir la distance qui nous en séparait. Je me souviens que j'étais sur mes gardes. Le tankiste qui avait la charge de la mitrailleuse était à son poste, prêt à tirer, et nous qui étions sur le tank, nous étions prêts à sauter à terre et à faire ce que les circonstances nous dicteraient de faire. J'étais serveur de bazooka et je portais un sac sur mon épaule contenant les munitions. J'avais aussi un fusil M1, des bandes de munitions, quelques grenades et j'étais prêt à tirer au moindre signe de problème. Je devais suivre le tireur de bazooka. Où il allait, je devais aller. Mais nous nous sommes bientôt rendu compte que nous n'aurions pas besoin de nos armes.
Je me souviens avoir rapidement exploré l'endroit situé juste en face de nous. Il n'y avait pas grand chose à voir mais plus loin, sur la gauche, derrière une autre enceinte, il y avait de gros bâtiments et à côté de l'un d'entre eux, il y avait une monstrueuse cheminée, monstrueuses tant en hauteur qu'en diamètre. Une épaisse fumée noire en sortait. Le vent l'éloignait de nous mais malgré cela, nous sentions son odeur. Une odeur horrible.
Le tank sur lequel nous étions, ainsi que deux autres tanks de la colonne, a tourné vers la gauche de façon à former un front uni. Deux autres colonnes contenant les reste de la compagnie exécutèrent la même manoeuvre. Notre commandant de compagnie ainsi que le commandant de la compagnie anti-tank ont roulé en jeep jusqu'au milieu de nous. Une fois que tous les tanks furent alignés, ceux d'entre nous qui étaient sur les tanks sautèrent à terre et avancèrent. Je m'étais préparé à devoir me coucher à terre en cas de tir mais cela ne fut pas nécessaire et aucun d'entre nous ne le fit. Je restais tout près de Stover, mon tireur de bazooka, prêt à le suivre quoi qu'il fasse. Personne d'entre nous ne savait où nous étions et en quoi consistait ces installations mais nous nous attendions à tout moment à un échange de coups de feu avec les Allemands. Nous avions pris le camp et nous étions certains qu'ils tenteraient quelque chose pour le reprendre. En fait, il apparu rapidement qu'il n'y avait plus aucune troupe présente ici.
Alors que nous nous reformions, un groupe de gens commença à sortir des baraques situées en face de nous. Tandis qu'ils se rapprochaient de nous, le nombre et les différents types de bâtiments qui nous entouraient attira mon attention. Il en sortait des êtres qui, timidement, lentement, levaient les mains et nous faisaient des signes. Ils portaient toutes sortes de tenues bizarres, des morceaux d'uniformes faits d'un tissu rayé incroyablement rude. Les rayures étaient alternativement grises et bleu sombre. Certains d'entre eux portaient des pantalons fait à partir de toute sorte de tissus, d'autres avaient des vestes ou même des bérets. Il y en avait qui ne possédaient qu'une partie de l'uniforme, d'autres deux éléments mais beaucoup d'entre eux portaient l'uniforme rayé complet. Ils sortaient des baraques et restaient là, face à nous, me rendant nerveux vu la puissance de feu que nous possédions. A aucun prix je n'aurais voulu l'utiliser contre ces gens.
Les jeeps, avec celle de notre commandant de compagnie et quelques autres, roulèrent très lentement en direction de ces gens puis, alors qu'ils s'écartaient, se dirigèrent vers le bâtiment de brique situé à côté de la cheminée. Nos officiers en descendirent et disparurent à l'intérieur. Notre sergent nous mis au repos puis fit signe aux prisonniers qui s'approchaient de reculer. Tout était incroyablement calme. J'entendais les moteurs des tanks qui tournaient au ralenti.
Petit à petit, et avec beaucoup d'hésitation nous nous sommes approché de cet étrange groupe de gens. Quelques uns d'entre eux parlaient l'anglais et nous demandèrent "êtes vous américain?" Nous avons répondis que nous l'étions et la réaction du groupe fut immédiate: tous les visages se détendirent, ils laissèrent éclater leur joie et commencèrent à nous parler en une multitude de langues auxquelles nous ne comprenions rien. Nous avons déposé nos armes, en prenant soins de montrer aux prisonniers qu'elles n'étaient pas prêtes à être utilisées.
C'est à ce moment que l'odeur environnante commença à pénétrer en moi. Nos nez, soumis à un constant environnement de combat, ne fonctionnaient pas toujours normalement. Mais à présent, il y avait une nouvelle odeur, une odeur grasse et épaisse, insistante, qui assaillait constamment nos sens.
Il y avait encore une petite distance entre le groupe et nous. Ces gens étaient à présent rassurés, bien sûr certains étaient plus nerveux et joyeux que d'autres, mais toute tension avait disparue. Nous nous avancions vers eux lorsque notre sergent fut appelé vers un tank et prit la radio. Il ne resta là que quelques minutes, revint vers nous, reforma notre unité et nous reconduisit à l'extérieur de l'enceinte barbelée. Arrivé là, il plaça deux hommes de chaque côté de la brèche créée par nos tanks. Puis il plaça Bill et moi au milieu de la brèche. Nous n'avions pas la moindre idée de ce sur quoi nous étions tombés. Du moins pas encore...
Veiller à ce que les prisonniers restent à l'intérieur du camp ne risquait pas de poser de gros problèmes parce que ceux-ci en comprenaient la raison. Bientôt, ils furent ravitaillé avec tout ce dont nous disposions. Un hôpital de campagne venait d'arriver, des chargement de rations de survie étaient en route. Le sergent Blowers nous dit que certains prisonniers parlaient anglais. Puis il devint soudain très calme, regarda le sol un moment puis leva les yeux et, regardant dans le vide au dessus de nos têtes, il commença à parler, très doucement, tellement doucement que nous avions de la peine à le comprendre. Il nous expliqua que nous étions dans ce qu'on appelle un "camp de concentration" et que nous allions voir des choses auxquelles nous n'étions pas préparé. Il nous dit de regarder, de regarder encore et encore, jusqu'à en vomir. Puis il nous quitta et marcha dans la forêt. Je n'avais jamais vu le sergent Blowers comme cela. Cet homme avait vu tout ce qui était imaginable de voir, et pourtant cet endroit l'affectait à ce point. Je ne comprenais pas. Je ne savais pas ce qu'était un camp de concentration. Mais j'allais bientôt l'apprendre.
Bill, Tim et moi nous traversâmes les bois, descendirent la petite colline et nous dirigèrent vers le porche d'entrée qui était situé à quelques centaines de mètres. Le porche était rectangulaire et formait une entrée juste au milieu d'un bâtiment en dur. De chaque côté, il y avait des bureaux et des couloirs. Au dessus du porche, on voyait un panneau de bois avec une inscription en allemand, "Arbeit MAcht Frei". J'ai essayé de traduire l'inscription à Bill et Tim: "Le travail rend libre". Nous avons traversé le porche et nous avons avancé d'environ 40 mètres. Nous avions comme une appréhension de ce que nous pourrions voir. Nos sens étaient en alerte. On nous avait donné quelques bribes d'information et nous voulions en savoir plus. La rue dans laquelle nous marchions tournait vers la droite. Nous avons dépassé un bâtiment. Nous avons tourné et nous avons vu. C'était là, en face de nous.
Ils étaient entassés comme des bûches. Tous étaient morts. Tous étaient en costume rayé. Je n'ai pas examiné le tas de cadavre avec beaucoup de soins mais je crois que c'était tous des hommes. La couche du bas était orientée nord-sud, la couche suivante est-ouest, et ainsi de suite. La pile faisait au moins 1 mètre de haut, peut-être plus, mais je pouvais voir par dessus. Elle s'allongeait le long de la colline, sur une longueur de près de 20 ou 30 mètres. Des cadavres disposés avec soins, nus, près à être traités. Les bras étaient soigneusement allongés le long du corps. Tous les cadavres étaient face vers le ciel. Il avait un passage puis un autre tas de cadavres, un passage encore, des cadavres alignés, un passage, des cadavres alignés, etc... Dieu seul sait combien il y en avait.
Il suffisait de regarder l'état des corps pour savoir que tout ces gens étaient morts de faim. Il semblait qu'ils n'avaient littéralement que de la peau sur les os, vraiment rien de plus. Les yeux étaient ouverts ou fermés. Bill, Tim et moi nous restions silencieux. Je crois que mon seul commentaire fut "Jésus Christ".
Depuis, j'ai vu des films tournés à Buchenwald. Les piles de cadavres sont parfaitement visibles sur le film, juste telle que je les ai vues, mais ce n'est pourtant pas la même chose. Il y a quelque chose de différent. Le fil en noir et blanc ne montre pas la couleur gris-vert sale de ces corps, et même en couleur, il n'aurait jamais pu reproduire l'odeur, la puanteur qui régnait là. Regarder ces images était, dans une certaine mesure, quelque chose de facile après être passé entre ces piles de corps.
Nous avons regardé tous les trois. Nous longions les tas de cadavres. Je sais que je ne les ai pas compté. De toute manière, cela n'avait plus d'importance. Nous regardions et nous nous taisions. Un groupe de soldats de notre compagnie nous remarqua et l'un d'entre eux nous avertit: "attend d'être à l'intérieur..."
Ils nous montrèrent un long bâtiment haut de deux étages, et accolé à la monstrueuse cheminée. Il y avait à chaque extrêmité des entrées à double portes. Les portes étaient ouvertes. Nous sommes allés vers le bâtiment et y avons trouvé le reste de notre compagnie, ainsi que des prisonniers marchant entre le bâtiment et les piles de cadavres. Nous avons marché doucement parmi ces gens, sommes entrés dans la baraque et nous avons immédiatement senti la chaleur. Pas très loin des portes, parallèlement à la façade du bâtiment, il avait une sorte de mur de briques qui montait jusqu'au plafond. Ce mur était percé de petites portes en métal d'environ 60 cm de large, peut-être 30 cm de haut. Ces portes avaient la forme de petites portes d'églises. Les portes se suivaient par séries de trois, et il devait y avoir bien plus de dix séries. De lourdes civières de métal étaient enfoncées dans ces entrées. Sur chacune d'elles, il y avait des restes humains brûlés. J'ai vu sur une des civières un crâne partiellement brûlé, avec un trou dans le front. Sur d'autres, on voyait des restes de bras et de jambes. On nous a apprit qu'on brûlait trois corps à la fois sur ces civières. Et puis il y avait cette odeur, mon Dieu, cette odeur!
J'en avais assez, je n'en pouvais vraiment plus. J'ai quitté le bâtiment avec Bill et Tim juste derrière moi. Alors que nous repassions les portes, quelqu'un de la compagnie dit "les crématoires". Jusqu'à ce jour, je ne savais pas ce qu'était un crématoire.
Ce n'est que bien plus tard que je me rendis compte du nombre de cadavres que ces crématoires pouvaient brûler en une fois. Trois cadavres par four, au moins trente fours... et pourtant les Allemands ne pouvaient pourtant pas suivre, les piles de corps s'allongeaient, grandissaient toujours. Difficile d'imaginer ce que cela a du être.
Plus tard dans la soirée, alors que nous étions assis sur les marches d'une baraque avec un groupe de notre compagnie, le sergent Blowers nous expliqua ce que nous n'avions pas vu alors que nous montions la garde près de la brèche. Tous les gardes s'étaient enfuis environ trois heures avant notre arrivée. Il y avait encore certains de leurs effets personnels dans quelques baraques. Nous n'avons pas vu un cheveu de ces gardes. Quand les Allemands sont partis, le crématoire était toujours en pleine activité, avec sa cheminée lâchant des torrents de fumée noire. Notre premier sergent, le sergent Blowers, notre commandant de compagnie ainsi que le chef du groupe anti-tank trouvèrent facilement la source de carburant servant à alimenter les crématoires. Ils eurent néanmoins pas mal de difficultés à les arrêter.
Ce n'était que le début. Ce n'était qu'un vague avant-goût. Il y avait bien plus, mais il était impossible d'assimiler tout cela d'un seul coup. Le général Patton nous avait assigné cet endroit pour quatre jours, essentiellement pour tenir les prisonniers à présent libérés à l'écart des routes. que nos troupes empruntaient. Tout cela fut expliqué aux prisonniers et il n'y eu aucun problème car ils en comprenaient la raison. Patton nous avait envoyé un hôpital de campagne complet ainsi qu'une grosse unité de cuisiniers et une cuisine de campagne. Il envoya également une unité du génie avec des bulldozers pour creuser des fosses communes. Nous faisions tout ce que nous pouvions pour les prisonniers. Par après, quand les choses se sont calmées, des gens de l'administration militaire sont arrivés pour aider les prisonniers à rentrer chez eux - si du moins ils avaient encore un "chez-eux".
Un peu plus tard dans la soirée, nous sommes partis à trois et sommes retourné dans le camps. Nous avons dépassé les crématoires et les tas de cadavres et nous nous sommes promené dans le camp. Il y avait des éclairages de fortune pour aider les équipes médicales à travailler. Les prisonniers sortirent et nous entourèrent, marchant avec nous tout en nous parlant dans des langues que nous ne comprenions pas. Il y avait très peu de communication. Ils nous indiquaient des endroits et nous suivaient. Nous avions l'air de géants à côté d'eux. Nous étions bien nourris, en pleine santé, fort et jeunes. Ils semblaient ravagés, affamés, avec leur costume rayés.
Ils parlaient tous en même temps et nous avons essayé de les comprendre mais il nous semblait que cela était impossible. Après un moment, nous avons cru qu'ils demandaient des cigarettes. En un rien de temps, toutes nos cigarettes étaient distribuées. Nous n'avions rien d'autre sur nous qu'ils auraient pu avoir mais ils restèrent collés à nous et nous guidèrent vers de longues rangées de baraques avec des portes situées au milieu. En entrant dans la première d'entre elles, nous eûmes l'impression d'entrer dans leur maison. Il y avait des rangées de cinq ou six lits superposés, avec très peu d'espace entre chaque lit. Ces lits étaient bien trop petit pour des hommes, même de petite taille. Les lits inférieurs servaient de marche pour accéder aux lits supérieurs. Il m'est impossible de dire combien de centaines de gens dormaient ici. Je me disais que les corps qui gisaient dehors devaient provenir des baraques. Où donc les Allemands avaient-ils pris tous ces gens?
Passé la porte, il y avait des gens dans les lits inférieurs qui étaient si proches de la mort qu'il leur était impossible de se relever. Ils étaient littéralement comme des squelettes juste recouvert de peau. Il semblaient n'avoir plus aucune substance entre la peau et l'os. Dans les jours qui suivirent, lorsque la presse arriva, un des photographes du magazine LIFE a photographié l'un de ces morts vivants appuyé sur l'encadrement de la porte. Il a photographié le prisonnier mais hors champ, il y avait bien d'autres prisonniers dans le même état. J'ai vu cette photo de nombreuses fois dans les années qui ont suivi, et à chaque fois mon estomac se retourne, mon esprit s'égare et j'ai besoin de plusieurs minutes pour récupérer.
Par après on nous a dit que l'unité médicale recherchait dans le camp les cas les plus graves afin de les soigner le plus rapidement possible. Je me souviens qu'un des infirmier m'a raconté qu'il avait vu un prisonnier tellement faible et mourant que même un bouillon de poulet fortement dilué était trop riche pour son estomac. Les médecins firent tout ce qu'il purent, ils y mirent toutes leur forces, mais dans de trop nombreux cas, quoi qu'ils aient pu faire, ils n'avaient aucune chance de sauver ces malheureux.
Nous allions faire ce que le sergent Blowers nous avais conseillé: nous promener dans la forêt. Nous nous sommes dirigé vers les bois et avons parlé doucement. Notre conversation n'était faite que de "comment" et de "pourquoi". Nous n'avions pas de réponses. Bien que notre expérience de combattant aie été limitée, nous avions vu des cadavres auparavant, nous avions vu des blessés, mais à chaque fois c'était au milieu de la bataille et nous n'avions pas le temps de réfléchir. Nous faisions ce que nous pouvions pour aider les blessés puis nous continuions notre travail. Pas un d'entre nous, même parmi les plus anciens, pas un d'entre nous n'était préparé à ce que nous avons vu dans le camp. Ce n'était pas "humain". C'était irréel. Mais en même temps c'était trop réel. C'était la seule vie qu'avait connu ces prisonniers pendant tant d'années. Peut-être que cette horreur était trop humaine. Peut-être était ce là l'image de ce que nous sommes vraiment.
Plus tard encore, nous nous sommes assis sur les marches d'entrée d'une des baraques. Nous parlions. Il y avait tant de questions, tellement plus de questions que de réponses. Ceux d'entre nous qui avaient été chargés de monter la garde dans les miradors n'avaient pu voir tout ce que nous avions découvert dans le camp. Ils furent rapidement mis au courant.
Entre autres choses, le sergent Blowers nous expliqua les ordres que nous avions. Nous devions faire des tours de garde de 4 heures, puis nous étions au repos pour 8 heures. Il y aurait un d'entre nous dans chaque mirador et nous devrons surveiller les brèches dans l'enceinte du camp. Notre groupe devait monter la garde de minuit à 4 heure et de midi à 16 heure.
Le sergent nous raconta quelques faits à propos du commandant de Buchenwald et de sa femme. De là où nous étions, nous pouvions voir la maison du commandant en bas de la colline, entourée d'arbres sans feuilles. Blowers nous fit une description de ces gens méprisables. La femme, Ilse Koch, adorait monter à cheval dans le camp, se promenant en botte et fouet à la main. Blowers nous raconta ceci: un jour elle ordonna que tous les prisonniers juifs du camp se déshabillent et s'alignent. Puis elle se promena entre les rangées de prisonniers et, à chaque fois qu'elle voyait un tatouage qui lui plaisait, elle le touchait avec sa cravache. Immédiatement, les gardes entraînaient le prisonnier vers l' infirmerie où les docteurs SS le tuaient, lui enlevaient le tatouage, puis le tannaient. Les tatouages étaient ensuite assemblés pour en faire des abat-jours. Dans les livres d'histoire, on a dit qu'on en avait trouvé deux. En fait il y en avait trois mais l'un d'entre eux disparut peu après notre arrivée. Quoi qu'il en soit, ceci vous donne une vague idée d'Ilse Koch, de son mari et des "docteurs" du camp.
Nous avons appris qu'il ne restait que très peu de juifs dans le camp. Les rares survivants étaient dans un état physique incroyablement. Ceux d'entre eux qui étaient encore plus ou moins en bonne santé avaient du quitter le camp à pied quelques semaines avant notre arrivée. Personne ne savait ici pourquoi ils avaient du partir et où ils avaient été emmenés. A l'origine, juifs et non-juifs étaient séparés dans le camp. Ils recevaient des rations différentes et on leur assignait des travaux différents. La manière dont les prisonniers étaient traités dépendait souvent de leur nationalité et de leur race. Il y avait aussi quelques femmes parmi les prisonniers. Nous ne les avons pas vues parce qu'elles ont été immédiatement évacuées vers l'hôpital de campagne où elles ont été examinées et désinfectées. Les prisonniers qui en étaient capables commencèrent à aider les infirmiers où les cuisiniers. Ils ne se sentaient plus comme des esclaves, en fait il me semble qu'ils étaient heureux de nous aider. Il y avait aussi des enfants parmi les prisonniers, et certains d'entre eux étaient nés dans le camp. Les femmes avaient été forcées de se prostituer (mais pas les femmes juives).Plus tard, nous en avons appris plus d'un lieutenant américain qui était entré à Buchenwald en tant que traducteur. Tout ce qu'il nous a raconté lui avait été dit à l'hôpital par des survivants.
Après avoir écouté tout cela, une demi douzaine d'entre nous partirent vers la maison du commandant du camp. Nous l'avons visitée. C'était une grande maison, luxueusement meublée, mais en désordre à présent parce que de nombreux soldats étaient passé là avant nous. Nous avons cherché les abat-jours en peau humaine mais nous n'en n'avons trouvé que les pieds.
Sachant que nous allions devoir monter la garde de minuit à 4 heure du matin, nous nous sommes décidés à prendre un peu de repos. Nous sommes retournés vers nos cantonnements, avons dépliés nos sacs de couchage, nous nous sommes glissés dedans et nous avons dormi. Nous avons essayé de dormir. Mon esprit était comme plein à rabord. Le sommeil ne vint pas facilement. Cette nuit-là, le sergent Blowers nous réveilla un peu après 23 heure. Nous avons rassemblé nos équipement, nous sommes sortis et avons reçu nos affectations. Un camion me déposa au pied d'un mirador. Je suis monté dans le mirador en utilisant la lampe que le soldat que je venais relever me donna. Lorsque je fus en haut, sur la plate-forme, je ne vis rien. Il n'y avait plus d'électricité et le projecteur du mirador ne fonctionnait plus. J'avais mon fusil en main, une bandouillère avec mes munitions, ma veste de combat et un pull. Les poches de ma veste étaient remplies: cuillère, cigarettes et deux ou trois cigares, une barre de chocolat.
J'ai déposé mon fusil dans un coin, enlevé ma bandouillère et l'ai déposé sur la table puis, assis sur cette table, j'ai commencé à réfléchir à tout ce qui s'était passé aujourd'hui. Sentiments étranges. Des choses que je ne pouvais pas comprendre - que je ne pourrai jamais comprendre. J'avais beau réfléchir, à chaque fois il n'y avait que des questions et pas de réponses. Finalement, je me suis dis qu'un café me ferait du bien. J'avais ma gamelle pleine d'eau ainsi que deux paquets de café instantané (horrible café!) et des paquets de sucre. A l'aide de la lampe, j'ai cherché et ai trouvé du petit bois et en ai fait un tas au milieu de la table. J'y ai mis feu y ai réchauffé l'eau de ma gourde dans ma gamelle. Après avoir éteint le petit feu, je me suis assis sur le coin de la table, ai fumé une cigarette, bu mon café et ai regardé au dehors. Moins d'une demi-heure plus tard, j'ai vu de la lumière dans le mirador où Bill montait la garde. Il avait eu la même idée que moi.
Le lendemain matin, alors que nous étions en train de boire notre café après le petit déjeuner, nous avons entendu un grand remue-ménage à l'entrée du camp. Une jeep incroyablement propre apparut et traversa le porche, avec un homme agrippé au pare-brise. Son casque était brillant et décoré avec soins. Son uniforme était impeccable, son pistolet poli et patiné et, bon dieu, oui, c'était bien lui! C'était le général George Patton en personne qui visitait le camp. De temps à autre, la jeep s'arrêtait et il posait quelques questions. Puis la jeep s'arrêta en face du crématoire. Il est descendu et est entré dans le bâtiment. Nous ne l'avons plus vu pendant quelques minutes puis il est ressorti. Bon Dieu, il était hors de lui. Jamais je n'ai vu quelqu'un avec un tel regard dans les yeux. Je n'aurais pas voulu le croiser à ce moment là. La jeep repartit vers le porche et disparu ensuite sur la route quelle avait empruntée pour venir.
A présent que nous avions fait un premier tour de garde, nous savions ce dont nous allions avoir besoin. J'ai donc rempli toutes mes poches avec des friandises, du cacao instantané et toute sorte d'autre bonne choses.
Le sergent Blowers sortit finalement du cantonnement et nous rejoignit. On m'a assigné un mirador, j'y suis monté et ai relevé le soldat de la troisième compagnie. J'ai déposé mon barda, coincé mon fusil dans un coin puis ai commencé à observer le paysage en face de moi. C'était une chaude après-midi et j'ai enlevé ma veste, l'ai déposé sur la table et me suis allongé pour un instant. Peu après, j'ai grimpé sur la table et m'y suis assis jambes croisées. J'ai sortis un cigare de ma veste, l'ai fumé avec plaisir et j'ai regardé le paysage autour du camp. Il y avait de nombreux bois et le printemps donnait aux feuilles une vive couleur verte. J'imaginais comme cela devait être beau durant l'été.
J'étais en train de rêvasser lorsque soudain j'ai entendu une petite voix. Mon attention revint immédiatement au camp. Je ne voyais rien mais j'entendais la voix et elle venait d'en bas, près de l'enceinte. Je me suis redressé sur la table de façon à avoir une vue plongeante à partir du mirador. Juste au milieu de la brèche, il y avait une personne de petite taille qui me regardait et m'appelait. Je lui fit signe puis lui fit comprendre qu'lle pouvait monter dans le mirador. La personne arriva immédiatement. Je me souviens que j'ai entendu immédiatement le son de ses pas sur l'échelle. A peine avais-je eu le temps de descendre de la table qu'il était en face de moi.
Il était jeune, très petit, et il ne parlait pas l'anglais. Il était habillé avec un peu n'importe quoi, des pièces de différents costumes déchirés et très sale. Il se mit à ma parler à une vitesse incroyable et je ne comprenais pas un mot de ce qu'il me disait. J'ai essayé de lui demander de parler plus lentement mais il ne me comprenait pas non plus. Nous étions dans une impasse. Puis nous recommençâmes depuis le début, à commencer par nous présenter l'un à l'autre. Echanger nos noms était un bon début. Je ne me souviens pas de son nom et je le regrette vraiment aujourd'hui. Notre conversation commença par de simples mots, définir des objets, puis on ajouta des verbes simples et ainsi de suite. Alors que nous avancions dans l'étude de nos langue respectives, je décidai de sortir quelques objets de ma poche afin de les nommer. J'ai sorti une barre de chocolat et lui ai dit le mot "candy". Il répétait, je le corrigeais, il le répétait encore et bientôt il a eu la bonne prononciation. J'ai déballé le chocolat et le lui ai donné. Il était pétrifié. Il ne savait pas ce que c'était et quoi en faire. J'ai cassé un morceau de la barre et l'ai mangée puis en ai cassé un autre et le lui ai donné. Ses yeux étaient écarquillés de surprise. Il n'avait jamais mangé de chocolat. C'est peut-être difficile à imaginer mais c'était ainsi. Il prit le reste de la barre de chocolat et lentement, la mangea. Il me regardais avec un air tellement heureux. Alors qu'il mangeait la barre de chocolat, je repris l'emballage et lui montrai le mot "chocolate". Il le répéta avec la bonne prononciation. Je suis sur que c'était la première barre de chocolat qu'il ai jamais reçu. Il ne savait pas ce qu'étaient des friandises. Nous avons continué à travailler les mots et la prononciation - je ne sais même pas quelle langue il parlait. C'est comme cela que ca s'est passé, tout simplement.
J'ai donc passé le reste de mon tour de garde avec lui. Je ne faisais plus attention au reste du camp. Il ne se passait rien de mon côté donc je n'avais rien à surveiller. Mon monde se réduisait à présent à cette plate-forme de mirador et à ce jeune garçon. Peu avant la fin de mon tour de garde, j'ai retrouvé dans une poche de ma veste de combat mon paquet de cacao instantané qui fait partie des rations K. Je nous ai fait une tasse de cacao chaud en utilisant la même méthode que celle que j'avais utilisée durant la nuit précédente. Ma gamelle était bien assez grande pour nous deux. A la première gorgée, il me regarda avec ravissement et me dit "chocolat!". Nous commencions à communiquer. Je lui ai donné d'autres choses de ma ration K, entre autres une boite de fromage mélangé avec du lard . Il l'ouvrit avec mon ouvre-boite. Sa curiosité était immense. Il a mangé le mélange de fromage et de lard (j'avais horreur de cette mixture et n'en mangeait que quand j'avais vraiment très faim), puis me dit les mots "lard" et "fromage", et il adora cela. Je n'ai même pas réfléchi au fait qu'il était peut-être juif et qu'il ne pouvait peut-être pas manger du lard. Je me suis promis de faire attention à cela pour la prochaine garde.
C'est ainsi que ma garde se passa, et ce fut vraiment agréable. Ce petit bonhomme était une source de joie pour moi. Je supposais qu'il devait avoir entre 5 et 8 ans, mais je me trompais probablement. Il était sûrement plus âgé. Par après, lorsque j'y ai repensé, j'ai réalisé ce qu'avait pu être son enfance et les effets des rations de misère données dans le camp sur sa croissance. Aucune croissance normale ne pouvait être espérée avec un tel régime. Au moment où nous nous sommes séparés, il m'a montré mon paquet de cigarettes. Ma première pensée fut qu'il était trop jeune pour fumer, mais ensuite je me souvins de ce qui s'était passé avec les cigarettes le soir précédent. Les cigarettes étaient une monnaie d'échange. Je n'avais aucune idée de ce que pouvais représenter un homme possédant un paquet entier mais quoi qu'il en soit, les cigarettes étaient comme de l'argent pour eux. Lorsque nous nous sommes quitté, j'ai rempli sa chemise de friandises et lui ai donné mon paquet de cigarettes. Il est reparti vers le camp en passant par la brèche. Après avoir été relevé, j'ai vu Tim qui marchait derrière moi. J'ai ralenti afin qu'il puisse me rejoindre puis nous sommes allé vers le mirador de Bill où celui-ci nous attendait. Nous sommes revenus au camp ensembles.
Alors que nous approchions du porche d'entrée, nous remarquâmes pas mal de remue-ménage. La presse était encore là, ainsi que toute une série de "gros calibres" de l'armée. Buchenwald était rempli de gens qui venaient faire du "tourisme". Les gens marchaient le long des piles de cadavres. A mes yeux, c'était scandaleux. C'était comme dans une exposition. Puisse Dieu nous aider! Ces gens empilés comme des bûches étaient morts. Bien sûr, plus rien ne pouvait plus leur arriver, mais cela me faisait mal de les voir à présent servir de "matériel" à une exposition. Nous avons regardé cela tous les trois puis nous leur avons tourné le dos et sommes partis.
Sur le chemin qui allait du mirador au camp, j'avais parlé du gosse à Bill et Tim. Bill avait remarqué que nous étions à deux dans le mirador. A un moment, j'avais placé le gosse sur la table et lui avait mis ma veste sur le dos. Ma veste était bien sûr bien trop grande pour lui! Puis je lui ai mis mon casque sur la tête et nous avons beaucoup ri. Cette histoire avec le gamin nous avais un peu remonté le moral, nous commencions même à nous sentir un peu mieux. Mais après avoir vu ce genre de carnaval avec la presse à l'entrée du camp, notre bonne humeur s'était évanouie. Nous marchâmes lentement vers nos cantonnements. Nous devions passer près de la maison du commandant et nous y vîmes une rangée de "touristes" à qui quelqu'un expliquait ce qu'Ilse Koch avait fait. C'en était assez pour moi. Je fus heureux de revenir à mon cantonnement.
Nous nous sommes dirigés vers le mess, tout en parlant de ce qui se passait avec la presse et les visiteurs. Certains d'entre nous étaient scandalisés parce qu'un groupe d'infirmiers portant leurs beaux uniformes de sortie avaient photographié un cadavre nu. Cela n'avait rien à voir avec le fait que le corps était nu et qu'on voyait son sexe. C'était simplement que cette photo était comme une insulte finale pour ce pauvre homme, c'était tout simplement indécent. Quelqu'un nous dit que le génie devait arriver le lendemain pour enterrer tout ces pauvres gens. Cela me rassura un peu. Plus personnes ne pourrait plus les déranger une fois enterrés. Les civières du crématoire seraient nettoyées. Ce ne serait peut-être pas la plus belle manière de les enterrer mais au moins nous serions débarrassé de ce genre de tourisme.
Il y eu une autre conversation et je me suis mis à l'écouter avec toute mon attention. Il semblerait que le Général Patton aie été tellement choqué et mis en fureur par ce qu'il avait vu dans les crématoires qu'il se serait rendu peu après dans la plus proche ville - Weimar - où il a sérieusement secoué le maire. Il lui a ordonné de faire savoir à la population que tout le monde devait se rendre à Buchenwald le lendemain matin pour voir ce que les Allemands y avaient fait. Il a aussi ordonné que les terrassiers ne pourraient enterrer les corps qu'après la visite de la population de Weimar.
Cette nuit-là, deux professeurs non-juifs qui étaient enfermés à Buchenwald depuis quatre ans nous ont raconté différentes histoires. C'était des gens cultivés. Ils avaient vu et étaient au courant de tout ce qui s'était passé ici. Nous leur posions des questions et ils nous donnaient les réponses. Nous avons été littéralement submergés d'informations. Je ne pourrais pas reproduire exactement ces histoires telles qu'elles nous ont été dite. Trop de temps a passé. Je ne me souviens que de bribes d'histoires, certaines d'entre elles revenant plus rapidement que d'autres.
Nous étions assis autour d'une table sur la seconde plate-forme du mirador de Bill. Il y avait Bill, Tim, un gars de la troisième compagnie, les deux professeurs et moi-même. D'une certaine façon, c'était un peu comme un interrogatoire. Nous étions quatre à être insatiables d'informations et il n'y avait que deux hommes pour satisfaire notre curiosité. A certains moments, nous nous sommes fait du café mais à aucun moment la conversation ne cessa. Tous les quatre nous avons mis sur la table nos rations et friandises et nous avons tout partagé. Nous avons parlé et parlé encore, et le temps ne comptait plus. Ce que nous avons appris cette nuit là, jamais nous n'aurions pu l'apprendre en un autre endroit.
Parmi les choses que nous ont dit les deux professeurs, je ne me souviens que de quelques unes. J'ai raconté au deux professeurs ma rencontre avec le gosse dans le mirador et j'ai essayé de le décrire le mieux que je pouvais. Ils m'ont dit qu'ils croyaient le connaître et qu'il était sans doute né à Buchenwald. La seule vie qu'il avait connu jusqu'à présent était celle d'un camp de concentration. Il n'y avait donc aucun moyen pour lui de savoir ce qu'était une barre de chocolat. Cette pensée m'angoissa.
Une histoire: L'armée allemande a perdu des milliers d'hommes sur le front russe parce qu'ils gelaient à mort. Certains de ces soldats, encore vivants, avaient été emmenés dans des hôpitaux de campagne. Malgré les effort des médecins allemands, ils y étaient morts. Les hôpitaux de campagne demandèrent alors d'effectuer des recherches afin de trouver une méthode pour ranimer des hommes gelés. Ces recherches ont eu lieu à Buchenwald. Pendant les nuits d'hiver, des prisonniers juifs ont été mis dehors, en plein froid. Ils ont du se déshabiller puis ont a projeté de l'eau glacée sur eux, jusqu'à ce qu'ils soient mourants. Ensuite, ils ont été amenés à l'hôpital où les SS ont essayé de les ranimer. Tous les efforts furent vains. Les juifs moururent en dépit de tout les efforts de la "médecine allemande". Finalement, quelqu'un proposa d'utiliser la chaleur animale pour ranimer les gens. Ils ont pris un autre groupe, les ont gelés jusqu'à ce qu'ils soient prêt de la mort puis ont forcé des femmes nues à se frotter à eux. Peut-être que le désir les ferait revenir à la conscience. Telle était leur théorie. Mais les prisonniers moururent.
Une autre histoire: Le long de la voie de chemin de fer partant de Buchenwald, à quelques kilomètres, il y avait une usine qui produisait quelque chose sur demande expresse du gouvernement allemand. Je ne me souviens pas de ce qu'elle produisait mais quoi qu'il en soit, des prisonniers politiques y travaillaient. Quelques prisonniers juifs y travaillaient aussi, mais uniquement pour les travaux les plus dégradants. Au cours d'une nuit, nos bombardiers sont passé au dessus du camp et ont pulvérisé l'usine. Tout avait été littéralement rasé. Tous ceux qui y travaillaient avaient été tués, mais cela ne semblait pas être le point principal sur lequel les professeurs voulaient attirer notre attention. Aucune bombe n'était tombée en dehors de l'usine et le camp n'avait pas été touché. Les deux professeurs trouvaient remarquable de pouvoir faire un bombardement d'une telle précision. En les écoutant, je crois que ce qu'ils voulaient dire était que mourir dans un bombardement était une bénédiction comparée à la mort dans le camp. Les morts étaient délivrés et l'usine détruite. Les Allemands ne firent rien pour la reconstruire et il ne fallut pas longtemps pour que nous arrivions.
Une autre histoire encore (la plus horrible): Des médecins SS faisaient des recherches sur certaines maladies humaines. Un groupe de juifs fut sélectionné (ce qui fut comme une manière de reconnaître qu'ils étaient des êtres humains) et on leur inocula une maladie. Ensuite on les mit en observation et tous les symptômes et réactions furent décrit dans des rapports. Après leur mort, des autopsies furent faites, et les organes infectés par la maladie prélevés et stockés. Les docteurs passaient ensuite à une autre maladie et recommençaient le même procédé. Tout près de l'hôpital, il y a un bâtiment dans lequel ces organes sont entreposés. Les prisonniers nous ont montré le bâtiment et son emplacement, au cas où nous voudrions le visiter. Ils nous ont dit qu'il y a des pièces réservées à chaque type d'organes: une pièce pour les reins, une autre pour les coeur, une autre pour les poumons, etc... Les deux professeurs nous ont dit quelles maladies avaient été inoculées mais j'ai oublié (peut-être intentionnellement?) leur nom.
Encore une autre histoire? Non. A propos de ce qu'ils ont fait aux femmes? Non. J'abandonne. Cette nuit là a sans doute été la nuit la plus traumatisante que j'aie jamais vécu. C'est assez.
Le lendemain matin, nous avons été voir le bâtiment où les organes étaient entreposés. Tout était là. Des pièces remplies d'organes, des bouteilles soigneusement étiquetées. Nous nous sommes retournés et nous sommes partis. J'en avais assez vu. A présent, n'importe quel prisonnier aurait pu me raconter n'importe quoi, je l'aurais cru sans problème. Ce bâtiment, c'en était trop.
Après avoir vu ces organes humains, et après avoir un peu marché dans les bois, j'avais encore quelques heures avant mon tour de garde. J'ai passé mon temps à remplir mes poches de friandises. J'espérais la venue du jeune garçon et je voulais être sûr de pouvoir lui donner tout ce qu'il voudrait.
Après un repas vite avalé au mess, nous sommes partis vers nos miradors et nous avons relevé la troisième compagnie. Je commençais à peine à monter dans le mirador que le gamin me rejoignit en courant. Je ne l'avais pas vu venir mais il m'avait attendu. La première chose que j'ai faite a été de lui donné une barre de chocolat. Puis nous avons retravaillé nos langues respectives. J'ai fait du cacao puis lui ai donné des rations K. En fait, il recevait sans doute des repas bien meilleurs au mess. Mais peut-être que ces rations pouvaient lui servir de monnaie d'échange. Je lui ai donné des cigarettes aussi.
Tout à coup, j'ai vu un groupe de 30 à 40 prisonniers portant toujours leurs costumes rayés. Il se dirigeaient vers le camps! J'étais pétrifié parce que je savais qu'ils n'étaient pas sensés pouvoir sortir du camp. Alors qu'ils passaient tout près du mirador, je remarquai qu'un des hommes avait les mains liées dans le dos et une corde au cou. On le conduisait vers la prison. Toute l'agitation se centrait sur cet homme. Le gamin devint très excité et essaya de m'expliquer ce qui se passait. Après un moment, je compris que cet homme était un ancien garde du camp et que ces gens l'avaient trouvé dans un petit village des alentours. Ils le ramenaient à présent.
C'est à ce moment aussi que j'ai remarqué beaucoup d'activité dans le camp. Quelque chose d'important se passait. La plupart des prisonniers se dirirgaient vers le porche d'entrée. J'étais trop loin pour distinguer quoi que ce soit mais je devinais qu'il s'agissait de la population de Weimar qui devait venir voir le camp. Il s'avéra que j'avais raison.
Un interprète les attendait à l'entrée du camp. D'après ce que j'en ai appris plus tard, l'interprète les a guidé dans tout le camp, leur expliquant à chaque fois avec beaucoup de détails ce qui y avait été fait. En fait, la seule chose que l'interprète avait à faire était de pointer du doigt. Toutes les preuves étaient là: les énormes piles de cadavres, dans la position où ont les avait trouvé; les portes des crématoires ouvertes, avec leur contenu encore visible. Les Allemands voyaient enfin ce qui avait été fait dans ce camp pendant toutes ces années. On pouvait enfin enterrer les morts à présent.
Après avoir effectué le tour du camp, la population est retournée vers le porche d'entrée pour se diriger vers Weimar. Tout le long de la route, il y avait de nombreuses patrouilles de soldats américains. A un moment, alors que le camp était encore visible, un groupe d'allemands se mit à rire. Le commandant des troupes américaines en devint livide de rage. Il les força à rebrousser chemin et à revenir au camp. Cette fois-ci, ils marchèrent bien plus lentement. Lorsqu'ils arrivèrent au camp, les piles de corps avaient été chargées dans des camions prêts à se diriger vers des fosses communes. Lorsque ces gens repartirent vers Weimar, plus aucun d'entre eux ne riait. Le jour suivant, nous avons appris que le maire et sa femme s'étaient suicidés.
Les fours furent rapidement nettoyés et les corps étaient presque tous enlevés pour être enterrés dans une monstrueuse tranchée faite par le génie au sommet de la colline. Des prisonniers avaient retrouvé un de leur ancien garde habillé en civil dans une proche village. Ils l'avaient ramené, enfermé dans une cellule et ils l'interrogeaient. Personne ne savait comment ce groupe de prisonniers avait réussi à quitter le camp pour se rendre dans ce village. Nous nous sommes rendu dans le bâtiment où le garde était enfermé. Nous sommes entrés, il y avait beaucoup de monde, et tous s'écartaient pour nous laisser passer. Nous avons finalement atteint la porte de la cellule. L'allemand était au garde à vous et il était submergé par des questions qu'il ne comprenait pas. Ses réponses étaient monosyllabiques. Des larmes coulaient sur ses joues. Un des prisonniers semblait avoir l'interrogatoire en charge mais de nombreux autres l'interrogeaient aussi. Celui qui semblait conduire l'interrogatoire était très calme. Tous les trois nous regardions mais nous ne comprenions rien de ce qui se disait. Finalement, nous sommes partis. Les prisonniers s'écartèrent à nouveau pour nous laisser passer et je fus heureux de ne plus voir les piles de cadavres au dehors.
Lorsque nous sommes revenus dans la cellule, la situation avait changé. L'Allemand avait les mains libres à présent et il tenait une morceau de corde. On lui donnait des instructions et, en le regardant faire, il devint clair pour moi ainsi que pour les autres que l'Allemand était en train de faire un noeud coulant. L'Allemand dut s'y reprendre à trois ou quatre fois. Quand ce fut terminé, il tenait en main une corde de pendaison. Une table fut placée au milieu de la cellule, juste au dessous d'un support électrique. On aida le garde à monter dessus et on lui ordonna de solidement fixer la corde au support. Lorsqu'il eu terminé, on lui ordonna de tirer sur la corde de tout son poids afin de vérifier la solidité du support. Le support a tenu. Ils lui ont dit de mettre ses mains dans son dos et l'on à nouveau ligotté. L'allemand a ensuite placé sa tête dans le noeud coulant. La table fut placée de façon à se que l'Allemand se tienne avec les pieds juste sur le bord. Il ne pouvait pas voir vers le bas - ses yeux n'étaient pas bandés - mais le noeud coulant l'empêchait de pencher sa tête. Les prisonniers lui dirent quelque chose que je ne compris pas puis il sauta. Ils le rattrapèrent avant que tout son poids ne soit sur la corde et le remirent en place. La fois suivante, il glissa lentement de la table et des prisonniers éloignèrent celle-ci rapidement. L'Allemand fut lentement étranglé par la corde. Son visage passa par toutes les couleurs avant qu'il ne cesse de remuer.
Mon estomac se retourna. Je me suis retourné et suis repartis. Mes amis m'ont suivi. Les prisonniers sont restés et ont regardé leur oeuvre.
J'ai marché à travers la foule, ai passé le porche et je n'ai pas dit un mot. Mes compagnons ne disaient rien non plus. C'était un meurtre, pas de doute la dessus. Mais les prisonniers n'avaient pas touché la corde après l'avoir placée dans les mains du garde. Ils n'avaient pas fait le noeud coulant, ni n'avaient fixé la corde au plafond. Ils ne lui ont pas mis la corde au cou et n'ont pas poussé la table. Dans un certain sens, ils n'avaient pas commis de meurtre, l'Allemand s'était suicidé. Un philosophe pourrait peut être comprendre ce que je ressentais.
A vrai dire, cela ne me tracassait pas vraiment. J'avais eu la possibilité et les moyens d'arrêter tout cela, tout comme mes compagnons d'ailleurs, et je ne l'ai pas fait. Nous étions là, six hommes bien armés de fusils semi-automatiques, et nous n'avons rien fait pour arrêter les prisonniers. Nous les avons laisser continuer. D'une certaine façon, nous avons cautionné ce qu'ils faisaient. Depuis ce jour là, je me suis convaincu que je comprenais pourquoi ces prisonniers avaient fait cela. J'avais assisté à leur agonie. Je m'étais demandé comment des être humains avaient pu infliger à d'autres les tortures qu'avaient subies les prisonniers de Buchenwald. J'avais l'impression de savoir pourquoi ceux-ci avaient agi ainsi. C'est pour cela que j'avais laissé faire.
Je suis devenu quelque peu philosophe par rapport à la vie. J'aurais pu arrêter tout cela et je ne l'ai pas fait. J'ai gardé cela secret pendant près de 46 ans. Aujourd'hui, je l'ai écrit. Je l'ai accepté. Peut-être que cela disparaîtra de mon esprit. Il y a tant de choses que je voudrais voir disparaître de ma mémoire. Quand nous sommes retournés à nos cantonnements, nous n'avons dit à personne ce que nous avions vu.
Je n'étais pas prêt à dormir. Je me suis allongé dans ma couchette sans une pensée pour mes "petits amis" les poux. Mes yeux étaient fermés mais non mon esprit. J'ai essayé de penser à d'autres choses mais cela m'était impossible. Je repassais dans mon esprit tout ce que les prisonniers de Buchenwald avaient subis, tout le temps qu'ils avaient passé ici, et je ne parvenais pas à rationaliser leur action. Je savais ce qu'ils faisaient, ce qu'ils allaient faire. Le flux de pensées m'éloigna de plus en plus de mon sentiment de culpabilité et, après un moment, je me suis absous. Du moins je me suis absous le plus que je le pouvais. Suffisamment absous que pour me sentir un peu mieux dans ma peau. C'était déjà pas mal pour cet instant.
Nous marchions lentement vers nos miradors. Certains parlaient sans cesse. L'électricité avait été rétablie dans tous les miradors, mais je n'y attachais aucune importance. Je connaissais mon mirador. Une fois en haut, j'ai relevé le soldat de garde, ai déposé mon fusil dans un coin puisai allumé un cigare et laissé mes pensées aller et venir.
J'ai pensé à mes origines allemande, à mon grand-père Hugo qui était venu s'établir aux Etats-Unis alors qu'il était encore adolescent, à mes grand parents maternels qui arrivèrent bien avant cela. Je pensais à ma mère qui avait grandit dans une petite ville du Minnesota. Il y avait deux églises catholiques: une pour les Allemands, une pour les Irlandais. Elles n'étaient distante que d'un bloc d'immeuble. Ma mère était à l'école allemande et jusqu'en quatrième année, la seule langue qu'elle parla était l'allemand. Quand j'étais enfant, ma mère m'a appris à compter en allemand, et je pouvais réciter l'alphabet en allemand. Elle m'a aussi appris quelques mots d'allemand, toute sorte de mots dont je me souviens encore. Près des trois-quart de moi étaient allemand. La photo du terrible Hugo avait regné sur mon enfance.
Je m'interrogeais. Supposons que mes ancêtres ne soient pas venus aux Etats-Unis, supposons qu'ils soient restés en Allemagne, que les deux personnes qui allaient devenir mes parents se soient rencontrés et que je soie né en tant que citoyen allemand. Comment aurais-je agis? Aurais-je été comme les grades de Buchewald? Aurais-je été capable de faire de telle choses? Aurais-je servis dans l'armée allemande? La réponse à la dernière question est évidente, bien sûr j'aurais servi dans l'armée allemande. Mais qu'y aurais-je fait? J'espère que je n'aurais pas été comme la plupart des Allemands que j'ai vu. J'aurais pu peut-être me sentir proche de certains Allemands que j'ai combattu. Mais il y en eu tant d'autres auprès de qui je me serais senti mal. Tout ce que j'avais découvert dans ce camp allait à l'encontre de ce que ma mère m'avait appris. La situation dans le camp l'aurait traumatisée. Je ne lui en ai jamais parlé, ni à mon père d'ailleurs. La seule chose qu'ils savaient était que j'avais été à Buchenwald. Ils ont vu les articles dans LIFE. Ils ont été choqués, comme tant d'autres aux Etats-Unis, puis le temps a passé.
Durand 46 ans, ces souvenirs ont rongé mon esprit, me laissant des nuits entières éveillé. Ce n'était jamais toute l'histoire en un coup... jusqu'à aujourd'hui. J'ai revécu cette nuit dans le mirador, fumant un cigare et regardant la nuit. J'ai fumé deux ou trois cigares et pas mal de cigarettes. Je regardais dehors et je ne voyais rien. Mes yeux ne pouvaient rien voir parce qu'il faisait trop sombre. Surtout, mon esprit ne voulait rien voir. Mes pensées m'obsédaient alors. Elle m'obsèdent toujours aujourd'hui.
Je regardais les lumières dans le camp, à ce moment, rien ne pouvait me distraire. Quand la relève est arrivée, je n'ai rien remarqué. Ce n'est que lorsque le soldat se trouva près de moi que je sortis de ma torpeur. J'ai repris ma bandouillère, mon fusil et je suis descendu. Ils n'y avait rien eu de spécial durant ma garde et c'est exactement ce que j'ai dit à mon officier. Je suis descendu vers nos cantonnements et ai appelé Bill. Nous avons marché lentement jusqu'à ce que Tim nous rejoigne. Alors que nous marchions, notre seule conversation était notre départ de cet endroit le lendemain matin.
J'avais 19 ans, Bill et Tim avaient 18 ans, du moins si loin compte notre âge réel à l'époque. En fait, en quelques heures, nous étions devenu infiniment plus vieux...
(Harry Herder Jr. a servi ensuite durant la Guerre de Corée. Il y a perdu une jambe sur une mine)