par Chuck Ferree (Témoin de l'Holocauste et libérateur)
"Pourquoi ont-ils abattu cet homme, major?"
J'avais vu ce cadavre replié en position foetale dans un champ situé le long de la route qui menait de notre aérodrome au village où nous logions. Un jeune soldat, une baïonnette fixée au canon de son fusil M- 1, montait la garde près du corps. Celui-ci portait un genre d'uniforme blanc, le même que ceux que j'avais vu lors de la libération des camps.
"Je ne suis pas sûr." répondis le major, "mais je crois que ces gens du camp de réfugiés ont attaqué les villageois et volé de la nourriture et du bétail. Je suppose qu'ils les cuisent dans le camp. Ils ont pris dans une usine tous les tissus que les allemands utilisaient pour fabriquer les poches d'uniforme. Des ordres ont été donnés pour arrêter les pillages, je suppose donc qu'il a été abattu parce qu'il volait du bétail, ou quelque chose d'autre..."
L'Allemagne avait capitulé un mois auparavant. Notre escadrille devait faire office de cible pour des équipe anti aériennes, ceci afin qu'ils puissent nous repérer sur leurs nouveaux radars. C'était vraiment emmerdant comme travail: on volait en groupe, changeant de temps en temps d'altitude, histoire de voir si les radars nous suivaient toujours. Deux heures à chaque fois, puis d'autres pilotes prenaient la relève et nous avions le reste de la journée pour nous.
Au décollage, nous survolions le camp de réfugiés à environ 500 pieds. Nous pouvions ainsi voir des milliers de personnes tourner en rond dans l'enceinte barbelée. les toilettes étaient à ciel ouvert, de simples tranchées, avec juste une toile pour avoir un peu d'intimité. Mais du ciel on voyait tout, excepté ce qui se passait dans les bâtiments et les baraques. Les ordres étaient de rester à l'écart du camp. Cela pouvait être dangereux. Le camp regroupait de nombreux survivants des camps nazis amenés à cette place pour enregistrement avant de les renvoyer dans leurs pays d'origine. Les américains qui y travaillaient nous dirent souvent combien leur travail était difficile. beaucoup de réfugiés ne voulaient pas rentrer chez eux. Les juifs ne voulaient pas rentrer en Pologne, les tziganes n'avaient aucun endroit sûr où aller, et les russes redoutaient de rentrer au pays car ils craignaient d'être exécutés pour trahison. La plupart désiraient se rendre aux Etats-Unis ou en Palestine. Certains d'entre nous eurent droit à une séance d'information pendant laquelle nous apprîmes qu'il y avait dans toute l'Europe environ 30 millions de personnes déplacées, dont 8 millions dans la zone ouest de l'Allemagne occupée.
Pour moi et mes compagnons, le combat était terminé et nous serions bientôt à la maison. A cette occasion nous découvrîmes l'Europe. Ce n'était pas mon job de voir ce qu'allaient devenir toutes les victimes d'Hitler. Je voulais profiter de l'opportunité qui m'était donnée pour visiter les villes historique d'Europe que, quelques mois auparavant, on nous demandais de détruire.
J'ai rejetté de mon esprit ce que j'avais vu à Buchenwald, Dachau, Bergen-Belsen, Mauthausen et dans d'autres camps de moindre importance. J'ai essayé d'oublier l'horrible vision de milliers de cadavres entassées, l'indescriptible odeur de la mort et de la souffrance. Faire face à tant d'être humains brisés dans leur corps et dans l'esprit, c'en était trop pour moi. Nous ne pouvions comprendre l'énormité de tout cela. Ceux qui n'ont pas vu ces enfers douteront de toute manière de ce que nous pourrons dire. Alors, pourquoi essayer de les convaincre?
Je me souviens avoir parlé du corps le long de la route à un de mes compagnons. "Allons voir ça." dit-il.
"Jimmy, un homme mort, c'est juste un cadavre. Je ne veux pas retourner là-bas, peut-être l'ont -ils enlevé. Ils ne l'auront sûrement pas laissé toute la journée au soleil."
"Viens je te dis, je conduirai." répondit Jimmy.
Nous sautâmes dans une jeep et nous dirigeâmes vers l'aérodrome. J'avais la nausée. "Laisse tomber, mon vieux. Okay?" J'espérais que Jimmy fasse demi-tour. Mais il repéra le cadavre et s'arrêta. Le soldat de garde était parti et il était déjà tard dans l'après-midi. Le soleil tapait sur nous alors que nous nous dirigions vers le corps de cet ancien prisonnier des nazis. Il avait été abattu dans le dos par un fusil américain de gros calibre. L'impact avait littéralement ouvert son ventre. C'était dégueulasse. Jimmy suffoqua et vomit.
"Jésus! C'est un réfugié! Pourquoi l'ont-il tué parce qu'il avait faim et qu'il a volé du bétail à un boche?"
"Ouais, c'est ce que j'ai demandé au major ce matin. Ce gars s'enfuyait avec de la nourriture pour les autres qui sont au camp. Ce n'est pas correct."
Nous retournâmes au village dans un silence total, chacun étant plongé dans ses pensées. Nous nous rendîmes à la maison de commandement et exigeâmes qu'on enlève le corps.
"Pourquoi ont-ils tué ce pauvre gars, Major?"
"Lui et d'autres gênaient les villageois. Mais ils ne voleront plus jamais de mouton à présent..."
Chuck Ferree